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[Lecture libre] Enfant de la ville, Enfant de la brousse

Texte adapté d'une réelle rencontre, photo de Jo Ann von Haff


Pendant que je regarde par la fenêtre, mon esprit s’éveille, j’en oublie les vertiges. L’avion va bientôt atterrir au Luena. Ma vie est à des kilomètres de distance. Je la vois comme si c’était le Luena, une ville détruite par la guerre et par l’abandon de ceux qui la gouvernent. Avec autant de richesses, elle pleure sans cesse, souffre sans nécessité. Ma vie est un débris.
Quand finalement l’avion se pose et que j’entre avec mon sac à dos dans la voiture qui m’attend, je compare Luanda et le Luena, sans vraiment comprendre pourquoi, puisque je ne supporte pas Luanda, même pas un peu. La vérité est que, même en étant née là-bas, même ayant vécu là-bas, grandi là-bas, étudié là-bas, travaillé là-bas, Luanda est un labyrinthe où je n’ai pas la même chance que Thésée. Je ne peux pas échapper au Minotaure qui tous les jours mange un peu de moi. Ce Minotaure est mon angoisse, ma peur quotidienne du lendemain.
Demain.
On aurait dit un mot d’un autre monde.
Je suis venue au Luena pour des raisons purement égoïstes. Je n’ai aucune mission, aucun travail. Je suis ici pour reposer mon cerveau de toute œuvre de capitale importance, mes yeux des agressions urbaines. Je ne veux voir personne, rien que des choses. Comme la nature après la brûlée des champs, ces petites fleurs bleues qui poussent dans la terre noire, dans le vert qui brille.
C’est ce que je fais. Ou je crois faire.
Pendant que je me balade sur les rives du fleuve, un garçon apparaît de nulle part. Il me regarde sans peur, presque sans intérêt ni curiosité. Moi, au contraire, je le dévisage. Son visage est vieux, fatigué, et pourtant, je sais que c’est un enfant. Nous sommes l’une face à l’autre, dans un duel silencieux de mondes opposés. Nous savons que nous n’avons rien en commun.

« T’es dans ma zone, dit-il.
— Pardon ?
— La Blanche, t’es dans ma zone ! Tout ça c’est à moi.
— Je ne le savais pas.
— Maintenant tu sais.
— Qui es-tu ?
— C’est pas tes oignons.
— Comment puis-je savoir que c’est ta zone ? »

Je n’aurais pas dû poser la question. Au milieu de nulle part, avec un enfant au visage vieux, seuls, que pourrait-il bien m’arriver ? Mais j’agis comme je le sens. Je le fixe. Moi, enfant de la ville. Lui, enfant de la brousse. Et plus que ça, aussi. Au loin, j’entends la musique d’une voiture qui passe. Une voiture avec un étranger qui travaille sûrement pour une ONG. Il n’y a personne, à part les étrangers et le clergé, possédant une voiture dans la province. Le garçon commence à danser avec la musique lointaine. On dirait qu’il est en pleine transe ; il danse, les yeux fermés. Je ne parviens pas à détourner mon regard. Ses habits sont sales, troués, en haillons ; ses cheveux pouilleux ; ses yeux rouges ; ses ongles noirs… Il ouvre les yeux, continue de danser en me regardant, sans provocation. Il danse juste. Comme si le monde allait se terminer et il n’y aurait rien pour nous sauver.

« Quel âge as-tu ? »

Il ne s’arrête pas, mais réfléchit.

« Dix-huit.
— Où as-tu appris à danser ? »

Il fait un tour complet sur lui-même et se déhanche.

« Dans la brousse. »

Mon cœur se met à battre plus rapidement. Je suis de la ville, mais des cas comme le sien, j’en ai déjà vu. Après tout, moi aussi je travaille pour une ONG.

« Tu as tué ? »

Il ne répond pas, il danse encore un peu. Puis soudain, il s’arrête, désabusé.

« Oui.
— Combien ?
— Beaucoup. »

Je me tais. La musique s’est tue et autour de nous, il n’y a plus que l’écho des battements de nos cœurs. Son visage est triste, abîmé par le temps et par ce qu’il a vu… et fait.
Beaucoup.

« Tu peux rester », décide-t-il.

Il s’en va, dans la brousse, là où on ne voit plus rien, même après la brûlée. La végétation est dense, il est impossible de voir au-delà de trois mètres. Et il est au-delà des trois mètres.

Il est redevenu un enfant de la brousse.

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