[Lecture libre] Radio Soleil
« Bonjour. La vague
de froid continue en Europe occidentale. Les voyageurs sont bloqués par
milliers dans les différents aéroports européens et les trains ne circulent
pas, tous paralysés par d’importantes chutes de neige. Du jamais vu depuis 20
ans. »
« Adama ? » appela Driss.
Ruisselant de sueur, Adama suspendit son marteau et se
tourna vers l’enfant. Le soleil n’était pas encore au zénith, mais son corps
souffrait affreusement de la chaleur. Il avait marché cinq kilomètres pour
aller travailler dans la carrière, le ventre vide. Arrivé depuis une heure, il
avait déjà réduit en poussière des kilogrammes de granite pour en faire du
ciment. Il passa la main sur son front, essayant en vain d’essuyer les gouttes
salées qui lui coulaient des yeux et glissaient sur ses lèvres desséchées.
« T’as déjà vu la neige ? demanda Driss, tenant un
marteau plus grand que lui.
— Connais pas. C’est quoi ?
— C’est pour ça que je demandais. Mais si tu sais pas,
tu sais pas, ou bien ! »
Le garçon se remit à travailler. Adama grimaça, voulut se
souvenir de ce mot, fouilla dans son esprit pour trouver sa signification.
Moussa s’approcha nonchalant avec sa pioche sur son épaule. On l’appelait
« le Gaulois » parce qu’il avait tenté sa chance en Europe, mais
était revenu moins de deux ans plus tard, finement escorté. Par pudeur, on
évitait de parler de ce retour humiliant, mais cela ne décourageait pas les
autres neveux et petits cousins de tenter leur chance. Il y en avait toujours
un pour croire qu’il allait mieux réussir que les autres.
« Adama, on dit quoi ? lança Moussa.
— On est là, répondit l’adolescent.
— Toi, vraiment, fit-il en claquant sa langue avant de
reprendre. Tu sais pas c’est quoi la neige ? T’as appris quoi à
l’école ?
— Moi, je travaille. J’ai pas le temps d’aller à
l’école. »
Irrité, Adama s’éloigna. Il avait usé son enfance dans la
carrière et voilà qu’à présent, il faisait de même avec sa jeunesse pour à
peine 300 francs par jour. Ses mains étaient abîmées, ses ongles cassés, ses
doigts prenaient automatiquement la forme du manche du marteau même au repos.
Il broyait du granite toute la journée, tous les jours. Quel crime avait-il
commis pour être condamné de la sorte ? Et tous ces enfants autour de lui,
qui faisaient exactement les mêmes gestes que lui, qu’avaient-ils fait ? Ils
cassaient des pierres à force de bras et de sueur, usant leurs dos et leurs
articulations sans même pouvoir posséder un toit qui ne volerait pas au premier
coup de vent ou ne s’effondrerait pas aux premières pluies. Ils étaient vieux
et n’avaient pas encore 15 ans. Avec ça, Moussa croyait vraiment qu’Adama et
les autres étaient allés à l’école ? Lui-même ne devait connaître
l’existence de cette neige que parce qu’il avait vécu en France.
« En tout cas, répondit Moussa. Driss, je vais
t’expliquer c’est quoi la neige. »
Le garçon traîna son marteau qui faisait le double de sa
taille derrière lui et s’approcha de son aîné.
« Là-bas, en Europe, il y a plusieurs saisons. C’est
pas comme ici, hein ? Ici, il fait chaud ou alors il pleut. Non, là-bas
loin, il y a quatre saisons, expliqua-t-il en montrant quatre doigts. Y a le
printemps, il fait frais et beau, et tu tombes malade à cause du pollen. L’été,
il fait chaud, mais pas comme ici. Après, y a l’automne, il fait un peu froid
et il pleut. Mais il faut que tu mettes plein de vestes. C’est comme quand tu
vas dans le bureau et la clim’ est au maximum et que tu tombes malade rien
qu’en ouvrant la porte. Après, y a l’hiver. Là, mon frère, il fait froid,
dè ! Quand tu plonges ta main dans les glaçons, t’as mal, non ? Alors
imagine seulement le corps tout entier dans les glaçons. »
Adama ne prêtait pas attention aux histoires de Moussa. À la
radio, on faisait un hommage à John Lennon pour le trentième anniversaire de sa
mort. Adama ne se souvenait pas de ce nom-là, mais il avait déjà entendu cette
musique : un de ses voisins avait construit une guitare de bric et de broc
dont le son était clairement désaccordé. La nuit tombée, il chantait souvent ce
qu’il appelait « des classiques ». Classiques de quoi ? Adama
n’en avait aucune idée, mais il aimait bien quand même. Surtout lorsque son
voisin traduisait. Il ne parvenait pas à imaginer un monde où les possessions
seraient partagées, où il n’y aurait ni faim ni avarice. Quel monde
était-ce ? Où se trouvait-il ? Serait-ce en Europe, comme le
croyaient tous les gens de la carrière ? Il avait tout juste de quoi se
payer son taudis et acheter de la farine de mil. Il n’avait pas de quoi s’offrir
un voyage vers cet Eldorado.
« Adama ! appela une nouvelle fois Driss. Ça te
dit d’aller voir la neige ?
— Toi, là. Et tu vas voir la neige où ?
— Là-bas en Europe ! »
Adama se redressa et fixa Moussa.
« Tu es en train de lui donner des mauvaises idées.
— Tout le monde a le droit de rêver, répliqua Moussa.
— Toi aussi t’as rêvé. T’as fait un pars-revenir qui
t’a coûté un million, pour quoi faire ? T’es allé là-bas, on t’a pas
souhaité bonne arrivée, et t’es revenu bien accompagné. Ou
bien ? »
La mâchoire de Moussa se crispa, il ne répondit pas.
« Driss, on a pas le droit de rêver de la neige,
d’imaginer un autre monde, continua Adama. Oublie tout ça, c’est pas pour
nous. »
« Voici Zangalewa des
Golden Sounds, tout droit venue de 1986 et remise au goût du jour avec Shakira
et les Sud-Africains Freshlyground. Bonne journée avec Radio Soleil ! »
Le travail d’Adama était de casser du granite et il en
casserait sûrement jusqu’à la fin de ses jours.
« Moi, je rêve pas, murmura-t-il dans l’effort, plus
pour lui-même que pour les autres. Ça fait mal de rêver. »